L'éclat intense de la pleine lune n'a pas suffi à rendre la route depuis Northera moins chaotique.

On ne peut pas vraiment faire confiance aux chauffeurs, Livia en est convaincue, et cette nuit en est une preuve de plus. Le trajet devait se faire de nuit, pour éviter tout trafic, toute complication, et toute visibilité. Si Livia n'aime pas laisser les Northerres derrière elle trop longtemps, la faute à sa tendance à vouloir tout contrôler, il n'aura de toute façon pas fallu attendre longtemps pour que son programme soit chamboulé. Sans prévenir, sans même un mot à vrai dire, l'inconnu au volant, nouvelle recrue ou simple remplaçant - voilà bien la première fois que Livia ne s'est pas enquise de tout jusqu'au dernier détail -, a changé de direction, les forçant à prendre la route de l'est en direction de la Forêt Mystique, jusqu'au plus loin où l'environnement lui permettait d'aller. Une fois ceci fait, il a débloqué l'ouverture des portes, étrangement verrouillées pour les passagers, et s'est enfui dans les profondeurs boisées, profitant de la nuit pour se dissimuler.

Livia aurait pu prendre le volant, faire demi-tour, oublier cet abruti là où il est. Mais ce n'est pas si simple. La Donna n'est pas comme ça. Elle est la Seviper d'Unys, déterminée, impitoyable, et surtout, dans une position trop précaire pour se permettre de manquer de contrôle et d'informations. Ce type a fait ça pour une raison, il faut qu'elle le trouve.

Elle récupère les clés sur le contact - franchement, quel intérêt de les laisser ? Encore une question pour l'inconnu - puis sort de la voiture. La tête plongée dans ses diverses affaires et soucis, le temps bien trop occupé pour quoi que ce soit d'autre, il lui faut bien quelques secondes avant de réaliser qu'elle est vraiment au milieu de nulle part. La nature. Pure et simple. Comme nue et seule face à l'infinité sauvage de la forêt. Dans le renfoncement de la portière, elle attrape une lampe de poche poussiéreuse qui doit traîner là depuis des années, sans doute. En plein milieu de ce qui semble être un dernier dégagement entre les arbres, elle l'allume, pour voir l'ampoule griller en moins d'une seconde. "Putain de merde. Pas croyable." Les premiers mots prononcés depuis que toute cette situation s'est orchestrée devant une Livia noyée dans une rage silencieuse.

Foutu pour foutu, la dernière solution est sans doute la moins aisée pour elle. Elle retourne à la voiture, sort son arme dont elle passe la sangle sur son épaule, et décroche l'unique pokéball à sa ceinture. Son regard se perd un instant sur la sphère. Pourquoi balade-t-elle encore Suspiria avec elle ? Leur lien n'est pas si fort. C'est comme une responsabilité et un besoin inexplicable. Lorsqu'elle la fait sortir, découvrant le corps de la Malamandre qui semble sortir d'une léthargie étrange, ses sourcils se froncent sans qu'elle ne le réalise vraiment. Comme si elle se crispait, instantanément. D'un signe de tête, elle salue le pokémon avec une certaine solennité hors de propos. "J'imagine que je vais avoir besoin de toi." Lui glisse-t-elle à voix basse, sans vraiment lui accorder un véritable regard qui lui aurait permis de voir la lueur d'espoir dans les yeux de Suspiria. Laquelle s'exécute, part en éclaireur devant sa dresseuse, éclairant les environs de petites flammèches, à intervalles réguliers. Au bout de quelques courtes minutes de marche, le singulier duo découvre commence à plonger pattes et bottes dans un marais. Si Livia n'hésite pas vraiment, convaincue de devoir passer la zone au peigne fin sans tarder, elle ne peut s'empêcher, au bout de quelques temps à patauger dans les eaux marécageuses, un petit commentaire. "J'espère que t'es bien sûre de ton intuition."

La Seviper d'Unys n'a jamais voulu croire au destin. Si les Ventimiglia ont souvent ce mot à la bouche, s'inscrivant dans un vieux discours de destinée manifeste, l'aînée de la dernière génération exècre ce concept qui l'a détournée de l'amour familial autant que de ses véritables ambitions pour trop longtemps. Ce qu'elle a, elle l'a construit, mérité, et s'est battue pour le garder. Dans le sang, les larmes, et les cris de rage.

Suspiria est pourtant un rappel douloureux qu'il n'y a pas que le mérite qui dessine l'histoire de sa propriétaire. Il y a aussi la chance. Le sacrifice des autres, d'un frère méjugé, d'une famille abusive pourtant prête à offrir sa vie, par réflexe. Créature dévouée, cherchant le coeur de chair caché sous l'armure de glace qui la tient debout, la tête droite, au milieu d'un sordide marais. Avançant à la seule énergie de sa rage et sa fierté : il lui faut savoir. Savoir qui est cet inconscient et ce qu'il cherche à accomplir. Est-ce un piège ? La paranoïa de la Ventimiglia ne peut lui offrir d'autre conclusion que celle-là. Si c'est le cas, ils mourront tous, sans exception, sans miséricorde.

Il y a d'autres erreurs, dans le déni de Livia.La lutte permanente entre le dégoût de soi, la honte, l'apitoiement et l'envie d'offrir son cœur et son âme à la seule créature capable de comprendre et se souvenir de la blessure qui la meurtrit encore dix ans après. Ce rejet complexe, incompréhensible, toxique. Mais dans son refus obstiné de laisser ce lien naturel se créer, il y a aussi l'erreur plus pragmatique faisant de la Malamandre un pokémon peu entraîné, pour ce qu'elle est capable de faire. Bête talentueuse aux réflexes aiguisés.

Quand la morsure arrive, Livia ne sent d'abord qu'un choc, brutal, qui la fait tomber de ses appuis en plein milieu du marécage. "Putain !" Pour elle qui se complait dans les bordées d'injures, seulement un mot, car la douleur la prend. Les crocs profonds du pokémon enfoncés dans son bras lui arrachent un hurlement de rage et de souffrance, dont les intonations trahissent une féminité qu'elle ne s'autorise que peu. Des larmes perlent au coin de ses yeux, alors qu'elle souffle lentement pour encaisser le coup, et tenter de voir ce qui cause pareille douleur. Lorsqu'elle rencontre le regard de la créature, elle se laisserait presque aller à sourire. Si le rictus n'était pas perverti par la situation d'une violence inouïe. C'est comme revoir Lilith, en chair et en os. Lilith sauvage, comme au premier jour, capable d'attaquer au premier geste. Un symbole de la pugnacité à laquelle Livia a toujours aspiré. La bouche entrouverte, plongeant ses yeux dans ceux du pokémon sauvage, la Donna ne sait même pas quoi dire. Elle pourrait se laisser mourir, là, dans ces retrouvailles d'un autre genre, en tête à tête avec son passé.

Suspiria n'est pas de cet avis. Retrouvailles ou non, perte du sens commun ou acceptation étrange d'une situation critique, elle n'est pas prête à voir mourir celle qui l'a adoptée, malgré tout. Les muscles tendus, réagissant par réflexe, elle bondit en direction de Livia, cherchant à déstabiliser par son mouvement la morsure déterminée de la Séviper, et projette ne manifestation de feu, d'une forme proche du fouet. De quoi au moins détourner l'attaquante de sa victime. Elle s'acharne, deux fois. Dans son regard, une lueur de détermination et de rage, propre à celles qui caractérisent sa dresseuse, modèle involontaire. L'air d'enjoindre la sauvageonne à s'attaquer à quelqu'un de sa taille, noblement. Il y a la fierté, mais aussi la hargne.

Il y a quelque chose dans la sauvagerie de la Seviper qui intime le respect. Livia, la bavarde Livia, capable de faire taire toute la Famille Ventimiglia par ses grands discours, toujours le bon mot pour se faire obéir, reste silencieuse. Il y a certainement la douleur, le début de paralysie qui gagne pour l'instant son bras, peut-être bientôt le reste. La panique qu'elle tait au fond de son ventre, songeant à ce qu'elle pourrait simplement rester là et mourir au beau milieu d'un austère marais. Mais l'apparition de cette créature a tout du message du destin.

Suspiria ne croit pas à la fatalité de ce destin et, en s'interposant, gagne déjà le respect, si ce n'est l'affection, de sa dresseuse. Elle est prête à en découdre, à déchiqueter cette insolent reptile qui ose s'attaquer à sa maîtresse, celle à qui son âme est liée. Toucher Livia, c'est la toucher aussi. Et lorsque la Seviper se décide enfin à s'attaquer au bon individu, elle ne parvient pas à la toucher. Alors, la fierté s'ajoute à la détermination et à la hargne. Par deux fois, Suspiria évite les attaques, concentrée sur sa quête de rédemption et d'affection, grognant entre deux souffles comme pour provoquer l'ennemi et interpeller Livia dont le regard glisse doucement du serpent vers la salamandre. Vois comme je te rends fière ! Comme je mérite mieux que la distance froide que tu imposes entre nous.

"S-Suspiria !" Face à ce regard empli de rage qui cache bien le jeu de la créature, Livia irait presque l'arrêter. Elle s'apprête à le faire lorsque la Malamandre pose sur elle ses prunelles enflammées. Tu n'as pas ton mot à dire.
Alors la Donna ne dit rien. Elle ne mène plus la danse.

Profitant de ce que les deux attaques évitées lui donnent un bon point d'appui, Suspiria reprend de plus belle, acharnée, de la même façon. Comme si elle voulait battre de son fouet l'impudente, encore et encore, sans prendre le temps de la laisser respirer ou se replier. Un coup de fouet, puis un autre.

Au sol et les quatre fers en l'air n'est pas une position de dignité. Aussi, durant l'affrontement, Livia prend sur elle et tente de retrouver un peu de verticalité. Dominer de toute sa hauteur la cible de sa curiosité et de ses attention. Le feu attire l'oeil de celle qui, lentement, retrouve sa position dominante en ignorant l'eau boueuse qui tâche ses vêtements en plusieurs endroits peu élégants. Ce n'est de toute façon pas ce qui absorbe son regard. Un spectacle bien plus hypnotique s'est approprié ses billes écarlates.

Suspiria est une forcenée. Elle n'a même pas l'air de prendre le temps de réfléchir. Ce serait le rôle de sa dresseuse, normalement. Non. Elle s'acharne, un coup de fouet après l'autre, pour tenir la Séviper sauvage au respect. A l'entendre grogner à chaque coup, râler quand l'autre parvient à échapper à son assaut, on la croirait prête à tuer. Immobile, à la fois maintenue ainsi par le venin, la douleur et la surprise, la Donna commence à comprendre que si la situation tournait vraiment en la faveur de la créature de feu, elle pourrait devenir tout autant incontrôlable.

La Malamandre n'est plus une créature dominée, en quête d'une forme de validation chez sa maîtresse. Elle est la remplaçante, tentant d'éliminer l'image du deuil qui hante Livia. Et la Séviper, perdant de sa sauvagerie, subit les assauts menés par la psychologie brisée d'une créature qui porte depuis trop longtemps un poids qu'elle n'aurait jamais dû supporter.

Lorsque la bête sauvage s'éloigne à grand peine, fuyant l'acharnement de Suspiria, celle-ci se précipite à sa suite, tous crocs dehors, prête à frapper à nouveau. "SUSPIRIA !" Hurle alors Livia, à plein poumons. Peu importe le fugitif qui pourrait l'entendre, les autres pokémons susceptibles de profiter de sa faiblesse. Peu importe le monde, il lui faut à tout prix regagner le contrôle de la Malamandre, qui ne s'arrête qu'un bref instant avant de se poser devant la Seviper terrée sous les racines d'un arbre visible pour être ignoré.

Profitant de ce que ses jambes n'ont souffert d'aucune attaque et que le venin ne les touche pas encore, Livia court difficile dans les eaux marécageuses pour s'approcher. "Suspiria, recule, maintenant !" Droite, fière, la Malamandre se retourne lentement pour jeter un regard froid à sa dresseuse. Qui est-elle pour lui donner ce genre d'ordres, elle qui lui doit la vie ? "C'est terminé, recule." Elle hésite, garde ses yeux rivés vers sa dresseuse, tendue. Comme si elle attendait quelque chose. Un mot, un ordre, ou un coup. Livia soutient son regard, inspirant profondément, avant de se mordre la lèvre. Elle sait ce qu'elle veut. Difficile de s'y résoudre cependant. "Merci." Finit-elle tout de même par dire, d'une voix trahissant la tension qu'elle partage avec sa compagne. "Merci, Suspiria. Tu peux reculer, maintenant." Sa voix s'adoucit, de même que l'expression du pokémon qui approche lentement de la Donna. Ses prunelles semblent avoir repris leur pétillant habituel, moins sauvage, plus amical. Arrivée à la portée de sa maîtresse, elle pose une patte hésitante contre sa jambe, puis s'affaire à retirer quelques tâches de boues de la botte qui remonte le long de la cuisse de l'Unysienne. Laquelle retient difficilement un sourire, et un soupir de soulagement.

Après quelques longues secondes pour reprendre sa respiration, son calme et sa contenance, Livia approche du recoin où se cache la Seviper. Du côté de son bas blessé, elle secoue la main et les doigts pour retrouver quelque sensation. De l'autre, elle approche lentement les doigts de l'amas noueux de racines. "Hé." Souffle-t-elle, sans trop savoir quoi dire. Elle n'interagit que peu avec les pokémons dans la nature. Il n'y a toujours eu que Lilith. Et elle était assez unique. Celle-ci aussi, a l'air particulière. Jusqu'au bout, et presque à bout de force, le pokémon sauvage reste fier. De la sacoche accrochée à la sangle qui traverse son torse, Livia sort une pokéball. C'est tout juste si elle s'en souvient, tant elles ne sont là que par acquis de conscience. Peut-être même qu'elles ne marchent plus, elles sont si vieilles. Le regard de la Donna passe du pokémon à la ball, plusieurs fois. Puis, elle approche la sphère du pokémon, d'un geste lent mais sans hésitation, avant de buter doucement contre le corps recroquevillé de la Seviper. "Viens avec moi."

Lorsque la créature disparaît dans l'orbe, le silence vient enfin se poser. Il est assourdissant. Et Livia n'est pas certaine de savoir ce qu'elle préfèrerait, entre cet espèce de vide angoissant et les cris des pokémons sauvages. Son état joue probablement. La Donna sent son bras s'engourdir de plus en plus, sans être capable de juger de ce qu'il adviendra d'elle-même. C'est comme si elle se réveillait lentement d'un rêve révélateur, riche source d'analyses bancales sur ses désirs et traumatismes les plus profonds. De quoi se sentir un peu groggy.

C'est Suspiria qui lui rappelle soudain l'urgence de la situation, sentant les forces et la détermination de Livia diminuer. D'un cri, elle éveille à nouveau la conscience de la dresseuse qui se précipite à sa suite pour rejoindre la voiture. Une chance qu'elle ne se soit pas aventurée trop loin dans le marais. Néanmoins, il lui est difficile de s'imaginer conduire longtemps, ou même effectuer la moindre manœuvre correctement. Elle prend néanmoins la place du conducteur sous le regard inquiet et surpris de la Malamandre qui s'attendait déjà à revenir dans sa pokéball. Soit, c'est déjà une plutôt bonne nouvelle.

Le bras droit engourdi, l'Unysienne a bien du mal à manoeuvrer le levier de vitesse, et jure pour elle-même, songeant que si elle avait un peu moins de fierté, elle conduirait une automatique, et rien de tout cela ne serait un vrai problème. Motivée purement par l'esprit de contradiction, elle parvient à conduire difficilement jusqu'à la sortie de la forêt et rejoindre les axes principaux, où elle trouve, de justesse, un abri destiné à accueillir les dresseurs en voyage. Pas exactement le genre d'endroit qu'elle fréquente, à un point tel qu'elle ne sait pas comment s'y présenter. Par acquis de conscience, elle retire tout ce qui pourrait révéler son identité, et enfile difficilement un sweatshirt noir, capuche remontée sur la tête.

Lorsqu'elle entre, elle réalise à quel point son état est déplorable simplement grâce à la réaction de l'hôte d'accueil, qui s'empresse d'appeler un infirmier de garde. A peine a-t-il raccroché qu'il retrouve une Livia évanouie, la main agrippée au comptoir, serrant une épaisse liasse de billets. Une preuve de son ignorance manifeste à propos de ce type d'endroits, où sauver des vies semble être encore gratuit.