Le soleil se lève à peine sur Smokebay et ses faibles rayons s'engouffrent difficilement entre les épais rideau de velours noir. Dans une petite ruelle sombre, la devanture miteuse à la peinture effacée par les affres du temps laisse le bois reprendre ses droits sur la couleur factice qu'on lui a si longtemps imposé. Au dessus de  la vitrine calfeutrée par le velours noir, un nom gravé à coté de deux flacons grossièrement peints, Les élixirs d'Agatha.

A l'intérieur de cette petite boutique à l'allure sordide, deux grands yeux couleur de miel s'émerveillent devant l'action répétée d'une main ridée broyant diverses ingrédients dans un mortier de pierre. Le bruit répété claque alors que le visage aux traits tirés esquisse un sourire de ses lèvres charnues à l'enfant de dix ans l'observant comme si elle était en train de fabriquer de l'or en flacon.

" Tu vois Loreleï, si tu manques de fermeté dans ton mouvement, les ingrédients ne peuvent se mélanger convenablement, c'est comme une symphonie, à la moindre fausse note tout se brise en un instant. "

Le regard bleu acier plonge dans celui de l'enfant, un moment suspendu alors que la main fatiguée replace une mèche poivre et sel derrière son oreille, Agatha se laisse aller à ses pensées, pourtant son mouvement sec et rythmé continue de broyer et d'écraser de son pilon avec fermeté malgré les douleurs que l'âge lui a apporté avec les années. Une décision qu'elle prend après une réflexion empreinte de nostalgie, le bruit sec du "tap tap" cesse alors que ses mains ridées poussent le mortier et son contenant vers la gamine aux yeux brillants.
Une injonction pleine de fierté.

" Maintenant à toi. "

***

Je m'en souviens comme qui cela s'était passé hier. J'avais sept ans à l'époque, naïve et innocente qu'un rien faisait s'extasier, d'une goutte de pluie au battement d'aile d'un roucool.
Cette image je la garderai à jamais, elle est là, au fond de mon esprit, inscrite dans mon cerveau, marquée au fer rouge.
C'est moi qui l'ai trouvé, elle était là, dans l'atelier, allongée sur le sol, des morceaux de verre éclatés à côté d'elle. Au début j'ai cru qu'elle était tombée, je me souviens m'être dit bêtement que les adultes tombent aussi des fois. Alors j'ai couru, pour l'aider, je me souviens d'avoir été saisi par la froideur de sa peau quand j'ai voulu la secouer. Je me vois encore lui tirer doucement le bras en disant "Maman", "Maman réveille-toi".

Evidemment elle ne s'est jamais réveillée, elle était déjà morte. Je me souviens de ce sentiment de peur, de terreur alors que le temps passait et qu'elle resté là, inerte. Je me souviens avoir été incapable d'appeler à l'aide, je ne sais même pas si j'y ai pensé, je me suis simplement couchée à côté d'elle, ma petite main dans sa main froide, attendant qu'elle bouge. Tout simplement.

Je me souviens du bruit de verre qui éclate en mille éclats quand grand mère nous a trouvé.
Je me souviens du couinement déchirant de Laya, du contact de ses feuilles fraiches, mais surtout je me souviens de ses yeux alors que coup de museau après coup de museau maman ne bougeait toujours pas.
Je me souviens des larmes sur le pelage beige et des mains de grand-mère m'agrippant comme si l'on me sortait d'un mauvais rêve, d'un brouillard figé dans l'espace et le temps.
C'est là, toujours, cachée, enfoui.
Ca fait partie de moi.
Pour toujours.

Aujourd'hui Laya est morte. Elle était là, comme dormant paisiblement, elle avait pris l'habitude depuis la disparition de maman de se lever en même temps que moi, j'ai compris qu'il y'avait un problème quand pour la première fois en plus de vingt ans elle est restée couchée, ses feuilles commençaient déjà à perdre leur éclat ses dernières années, signe qu'un Phylalie faiblie.

Je pars demain pour la forêt mystique afin de lui rendre mes derniers hommages et l'enterrer dignement dans un milieu auquel elle appartient, puisse-t-elle trouver la paix parmi les siens.
Tant pis pour la boutique, elle sera fermée le temps nécessaire pour faire ce qui doit être fait.

***

Le tintement du carillon retentit, le visage d'albâtre se détourne des étagères poussiéreuses où les fioles trônent avec leurs étiquettes manuscrites, certaines nimbées d'une couche de poussière que les années ont déposé depuis leur préparation. Un grand sourire alors que la brune aux yeux de miel découvre le visage ridé au regard bleu acier. Une intonation de joie.

" Grand mère ! Je croyais que tu ne devais pas rentrer avant la semaine prochaine !"

Un rire rauque que la toux emporte, le bruit sec d'une canne qui claque le sol, la jeune femme aux cheveux Cornèbre saute de son escabot pour se précipiter avec grâce vers celle qui lui avait tout appris. Un sourire triste qui vient se déposer sur les lèvres violacées alors que son bras vient soutenir celui d'Agatha pour l'emmener s'assoir derrière le comptoir de bois où les notes s'entassent dans des registres et des cahiers, comme si l'évolution du temps ne pouvait empiété sur ce lieu figé dans le passé.

" Tu sais... Je pense qu'il va falloir qu'on se résigne, les gens paient en carte bleue maintenant et si certains clients restent fidèles, ils ne sont plus de première jeunesse, si on ne se met pas un peu à la page on risque de devoir fermé d'ici quelques années... "

Un claquement de langue sec, un geste de main qui veut tout dire alors que la discussion s'arrête nette sur une injonction.

" Moi vivante hors de question ! "

Son visage bouffé par le temps se radouci soudainement alors que ses lèvres gercées affichent un sourire malicieux à sa petite-fille.

" J'ai quelque chose pour toi Loreleï"

Une phrase qui ne tombe pas dans l'oreille d'un sourd alors que déjà la tête de Laya se faufile sous la longue jupe noire pour tenter d'apercevoir la surprise. Déposant sa canne, Agatha fait signe de regarder dans son énorme sac de voyage, un moment d'hésitation, certainement dû à la surprise avant que la brune approchant de la trentaine ne s'exécute enfin, son regard retrouvant cette lueur vibrante qu'il possédait enfant alors que c'est un oeuf aux teintes violacées que ses doigts extirpe du sac avec douceur et soin. Une larme perle sur les joues d'Agatha alors que l'espace d'un instant elle retrouve la joie de vivre qui habitait Loreleï dans son enfance, loin de ce sérieux austère qu'elle affichait depuis qu'elle s'était plongée corps et âme dans la voie des poisons.

" C'est un oeuf d'Abo. Je compte sur toi pour en prendre soin."

Laya couine de joie alors les yeux de l'apothicaire s'embrument sous le poids de l'émotion. Hors mis Laya qui était le pokemon de sa défunte mère, Freyja et le lamantine de sa grand mère décédé quelques années plus tôt elle n'avait jamais créé de lien direct avec un pokemon, surement par peur ou parce que les choses lui convenaient ainsi et pourtant face à cet oeuf c'est comme si son coeur battant était prêt à s'extirper de sa poitrine sous le poids de ses émotions. Un abo...
Elle le chérirait de tout son coeur.
A jamais.